Pour la revue Hippocampe #18, trimestriel septembre-octobre 2014
Béatrice Balcou, Walk in beauty* by Septembre Tiberghien

La séduction du regard

Le travail de Béatrice Balcou (née en France en 1976, vit et travaille à Bruxelles) a ceci d’extraordinaire qu’il engage le spectateur dans une expérience esthétique à la fois sensorielle et émotionnelle, propice à l’introspection. Son projet en cours, intitulé Ceremony, développe tout particulièrement ce dernier aspect, le but étant d’initier un changement dans la manière dont le spectateur aborde l’œuvre d’art. Inspirées des cérémonies de thé japonaises, ces performances invitent le regardeur à ralentir pour mieux observer et comprendre les gestes posés, ainsi que leurs significations mystérieuses. Une œuvre choisie par l’artiste parmi plusieurs collections publiques est lentement dévoilée à un petit groupe de personnes, afin de préserver une certaine intimité ainsi que la qualité d’attention de chacun. La séance se déroule toujours selon le même processus : déballage de l’œuvre, monstration et pour finir, remballage. Les gestes sont précis et lents, car l’œuvre doit être manipulée avec soins pour éviter d’éventuelles altérations. Durant ces moments de calme, le regardeur contemple l’œuvre qu’il a devant lui, prend conscience à la fois du temps qui s’écoule et des mouvements autour de lui et en lui.

L’artiste ne porte aucun jugement sur l’œuvre adoptée pour l’occasion, qu’elle soit de facture pauvre ou d’une valeur inestimable, cela a en réalité peu d’importance. Elle tente au contraire de détourner l’attention du spectateur des critères esthétiques habituels pour lui permettre de se concentrer sur l’essentiel : la relation qui s’instaure à travers le regard entre lui-même et l’objet d’art. L’objectif poursuivi par Béatrice Balcou est double. Il s’agit à la fois de protéger l’œuvre en faisant prendre conscience de sa fragilité, mais aussi de défendre cette capacité que l’on a d’être absorbé par un objet qui nous attire contre la tentation du zapping intempestif. Ce n’est pas tellement l’œil de l’expert que cherche à aiguiser l’artiste, mais bien le regard aimant de l’amateur ou du collectionneur. À travers ses cérémonies, c’est l’histoire d’une séduction qu’elle nous raconte. Comment tout à coup les objets peuvent se métamorphoser grâce à une observation prolongée. La moindre brindille peut alors devenir le plus beau des trésors.

L’exposition Walk in beauty au Casino Luxembourg s’inscrit dans le prolongement de ces cérémonies. Son titre est emprunté à un passage d’un roman de Thomas Bernhard, Maîtres anciens. Dans le livre, après avoir parcouru tous les couloirs du Musée d’art de Vienne et vu les plus beaux chefs-d'œuvre, les personnages s’écroulent de fatigue, repus par tant de beauté. L’artiste s’est saisi de cette métaphore pour parler du rapport de consommation qui s’est progressivement instauré entre le touriste et l’œuvre d’art, auquel elle tente de résister. Au cours de la résidence qu’elle a effectuée de mai à juillet 2014 au sein du centre d’art luxembourgeois, Béatrice Balcou a rencontré un groupe de volontaires qu’elle a choisi pour effectuer une performance pendant toute la durée de l’exposition, à raison de deux séances par semaine. Ces performeurs sont pour la plupart des amateurs, à l’exception de quelques professionnels. L’artiste a collaboré avec les conservateurs du Mudam, qui a accepté de prêter une œuvre de leur collection, pour établir le protocole de la performance. Les performeurs se sont d’abord entraînés grâce à un objet « placebo », ainsi que le désigne l’artiste, qui est une réplique réalisée en bois. Plus lourde que l’original, cette copie a pour fonction de permettre d’apprendre à manipuler l’œuvre sans pour autant la mettre en danger.

L’exposition, ainsi que la performance ont lieu dans le project room dénommé l’aquarium, car son volume entièrement vitré donne directement sur la rue, ce qui procure l’étrange impression d’assister à l’agitation de la ville tout en étant coupé du bruit. Le contraste entre la lenteur des mouvements des performeurs et la circulation incessante des voitures est assez saisissant. Par ailleurs, la représentation a lieu en dehors des heures d’ouvertures du Casino, le mercredi soir et le dimanche matin, de manière à éviter toutes perturbations. Pour signifier en quelque sorte cette rupture avec l’activité diurne du centre d’art, Béatrice Balcou a choisi d’occulter une partie du mur qui donne sur l’intérieur des salles d’expositions à l’aide d’un rideau de soie teinte. Celui-ci divise l’espace en deux parties distinctes. D’un côté, l’on retrouve la scène, avec le socle vide, prêt à accueillir l’œuvre et à l’autre bout de la pièce l’œuvre placebo, exposée en permanence ; de l’autre les coulisses, avec les caisses et les performeurs qui circulent, coupés à la moitié du corps par le rideau. Cette mise en exposition donne un caractère plus théâtral à la performance, qui était absent des précédentes cérémonies. Si les gestes de certains performeurs peuvent parfois manquer d’assurance ou au contraire semblent être affectés, l’on ressent que la concentration et l’attention portée à l’œuvre sont, elles, bien authentiques. À la fin de la performance, on ne peut que partager l’attachement éprouvé pour cette œuvre, dont on garde imprimée au fond de la rétine une trace indélébile.

* Béatrice Balcou, Walk in beauty, Casino Luxembourg, 13.07 > 07.09.2014