Répétition et différence : répliques originales d’artistes by Béatrice Gross
in The Art Newspaper, Feb. 2019

À partir des travaux de Claude Rutault et de Béatrice Balcou, Béatrice Gross réexamine le dispositif contemporain de l'exposition.

L'une des grandes vertus de l'étonnante exposition "Picasso-Rutault. Grand écart" (voir The Art Newspaper, mensuel n°5, janvier 2019, p. 16) consiste à rappeler la remarquable fertilité du principe de réplication intrinsèque à la peinture de l'artiste français. Ainsi, par exemple, dé-finition-méthode AMZ(1985-1987), où "M est l'ensemble dispersé et instable des 100 répliques de A lorsqu'elles ont été toutes prises en charge. dispersé parce que chez les preneurs en charge, donc dans des lieux différents. instable parce que la règle de construction des répliques m inclut une variable liée à la vie des preneurs en charge. chaque réplique m a un format homothétique à celui de son modèle, mais réduit en fonction de deux paramètres: la distance qui sépare m de A - plus on est éloigné plus la réduction est grande - et l'ordre de prise en charge - plus on attend et plus le coefficient de réduction augmente. chaque déménagement d'une toile implique sa reconstruction. à supposer que A soit déplacé, toutes les toiles de M doivent être reconstruites. les toiles m sont peintes de la même couleur que le mur sur lequel elles sont accrochées." D'une actualisation l'autre, l'oeuvre incarnée n'est donc jamais ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, quoique toujours fidèle à son protocole fondateur.

DE LA MATIÈRE DONT SONT FAITS LES SPECTRES
Une même attention portée au régime paradoxal de l'oeuvre répliquée et à la circulation des formes dans un hic et nunc à chaque fois radicalement réaffirmé semble animer le travail de Béatrice Balcou. Commencée en 2013, sa série Cérémonies sans titre consiste à installer puis démonter, dans un rituel méthodique inspiré de la tradition de la cérémonie du thé japonaise, une oeuvre d'un ou d'une autre artiste. On aura vu ainsi apparaïtre puis disparaître Bain de lumière d'Ann Veronica Janssens (1998), Vitrine (film 3) de Bojan Šarčević (2008) ou encore Cars Non Finito de Nina Beier (2010). De ce corpus performatif consacré aux conditions concrètes de monstration et de perception de l'art naissent ce que Balcou appelle des "oeuvres placebo". À l'origine conçues comme des outils d'entrainement aux cérémonies, ces répliques en bois des oeuvres-sources dévoilées lors des performances devinrent des oeuvres à part entière, gagnant en autonomie, une autonomie dialectique, où chcune des créations demeure porteuse de sa filiation formelle et symbolique. Avec volumes et proportions préservés, l'échelle parfois un peu modifiée, mais le matériau toujours remplacé, les totems-témoins sont comme autant d'oeuvres-fantômes, figures faites de cette "matière indécise" par laquelle on désignait à la fin du XIXè siècle ectoplasmes et autres spectres. Ou encore, les placebos fonctionnent comme autant de chambres d'écho qui résonnent, quoique en sourdine, de l'appel à la contemplation lancé silencieusement par cette artiste de la discrétion.
Au fond, c'est tout le dispositif contemporain d'exposition et de réception des oeuvres qui est ici mis en question. Balcou convoque le regard et l'attention, revitalise l'expérience exthétique à la fois publique et intime en articulant non sans une certaine ironie conceptuelle lutte entre la déperdition de l'aura de l'oeuvre d'art et unicité originale de la réplique.

Béatrice Gross