Béatrice Balcou au Casino Luxembourg, entretien avec Florence Cheval
in H ART #129, 2014

Florence Cheval: Béatrice Balcou, il y a quelques jours s’est ouverte ton exposition, fruit d’une résidence de deux mois au Casino Luxembourg. Comment as-tu envisagé celle-ci, à l'origine?

Béatrice Balcou: Depuis plusieurs mois, j’élabore des performances destinées à être exposées dans des lieux confinés et clos, que je désigne par le terme générique de "cérémonies". Elles proposent au spectateur de contempler une œuvre d’un autre artiste, en lui accordant toute son attention. J’ai eu envie de réfléchir à une forme similaire, mais qui serait cette fois conçue pour l'« Aquarium » du Casino, un pavillon entièrement vitré et ouvert sur l'extérieur, beaucoup plus grand que ceux auxquels j’étais habituée.

FC: La question du lieu est en effet essentiel dans tes cérémonies, et plus largement, l’ensemble du contexte - institutionnel, historique, culturel, politique...

BB: J’y suis en effet très attentive. Pour choisir l'œuvre pour laquelle je vais élaborer une cérémonie, je visite des collections publiques et privées, et mon choix prend toujours en compte la ville, le pays, ou bien le contexte politique. Ici, mes recherches m'ont amenée à retenir une oeuvre du Mudam (le Musée d'art moderne du Luxembourg). J’ai choisi une oeuvre d'art contemporain, alors que, jusqu’à ce jour, j'avais choisi des oeuvres plus anciennes. J'avais en effet la sensation qu’une oeuvre contemporaine questionnait ici plus de choses, et permettait de mettre en avant l’idée qu’il est important de protéger aussi l'art contemporain au Luxembourg.

FC: Il me semble que ta pratique relève d'une certaine forme de critique institutionnelle, mais d'une critique renouvelée, plus subtile, qui se propose de réfléchir, avec les acteurs de l'institution et aussi avec le spectateur, aux mécanismes par lesquels se constituent tant une collection qu'une exposition.

BB: En effet, je suis très intéressée par la manière dont un artiste, lorsqu'il s'introduit dans une institution muséale, peut faire bouger les lignes, apporter une autre forme d'invitation au spectateur. L'équipe du Mudam s'est beaucoup investie dans ce projet, et toutes les questions, esthétiques, mais aussi pragmatiques, que posent mes cérémonies, ont bouleversé temporairement leur manière de travailler.

FC: Ton attention se focalise sur le regard du spectateur. Tu cites en exergue de ton exposition Thomas Bernhard, qui décrit ces visiteurs avides dans les musées, trop empressés de tout voir, à tel point qu'ils finissent par s'effondrer.

BB: Mes cérémonies proposent en effet d'aller à l'encontre d'une approche « touristique» du musée, du musée comme lieu de consommation des oeuvres. Pour rendre ce moment précieux, j'inscris mes cérémonies dans une autre temporalité : elles ont lieu avant et après l'ouverture du Casino. Le musée n'existe alors plus que pour une seule et unique oeuvre. Les cérémonies et l'exposition elle-même s'inscrivent en contrepoint du va-et-vient incessant, de l'agitation perceptible dans la rue, derrière les vitres de l'Aquarium.

FC: Il me semble que tes performances visent en quelque sorte à refonder l'expérience du spectateur comme une expérience plastique, spatiale, mais aussi affective : comme une véritable rencontre.

BB: Mes performances sont modestes, elles ne se montrent pas elles-mêmes, elles accompagnent le regard vers l'oeuvre d'un autre artiste. Il doit s'agir d'une rencontre, d'un moment unique, exceptionnel, mais pas au sens spectaculaire. J'accompagne simplement le spectateur. Au Casino, la cérémonie est réalisée par un groupe de trois performers (amateurs et professionnels). Elle parle de l'idée d’une communauté autour de l'oeuvre, de la manière dont on peut vivre, ensemble, avec une oeuvre.

FC: Une manière de nous rappeler que l'étymologie du terme « curator », c'est « prendre soin » ?...

BB: Mes gestes visent en effet à prendre soin, à donner de l'attention aux choses, car l'œuvre n'existe que par le regard que l'on veut bien lui accorder. Dans l'espace d'exposition, en plus de l'oeuvre du Mudam - qui ne sera visible que lors de la performance, se trouve une autre oeuvre que j'appelle une "oeuvre placebo" ; une copie en bois de l'oeuvre originelle. Elle sert d’abord aux performers à s'entraîner avant de manipuler l'oeuvre originale. Ensuite, cet objet parle de ce que la copie peut générer comme questionnements dans notre perception de l'oeuvre originale, quand elle est présente, mais aussi quand elle est absente. Deux autres éléments disposés dans l’espace, un rideau et une photographie, jouent aussi avec ces nuances d'apparition et disparition de l'oeuvre.

FC: Cet automne, tu vas avoir l'occasion de montrer ton travail dans le cadre du festival Playground au Musée M à Leuven. Peux-tu déjà en dire un mot ?

BB: Il s'agira d'une cérémonie, mais que j'orchestrerai cette fois seule. Nous sommes en train de réfléchir à un espace dans le musée qui pourrait l’accueillir : un espace intermédiaire pour vivre un moment de paix autour d'une oeuvre de la collection.